COMPTE-RENDU : Conférence "Les dirigeants face à l'information"

Réseau pro

Le 16 mars 2018, l’ADBS Grand Est proposait une conférence

en partenariat avec  :

- l’Université de Lorraine
- la Chambre de Commerce et de l’Industrie de Meurthe-et-Moselle
- et l’association nancy numérique.

Après une présentation de la Maison des étudiants par son directeur Thomas Guedenet, Hélène Braconnier, déléguée régionale de l’ADBS Grand Est a introduit la conférence et présenté l’intervenant.

 

Présentation de Pascal Junghans

Pascal Junghans est responsable de l'activité prospective d'Entreprise & Personnel, Groupe de conseil en ressources humaines et management. Il est également enseignant à l'Université de Paris-Dauphine et intervient à l'Institut d'administration des entreprises de l'Université de Poitiers et à l'Ecole nationale de la Magistrature. Docteur en sciences de gestion et chercheur associé au Centre de recherche en gestion (EA CNRS), ses recherches portent sur l'information, l'intelligence économique et les médias.

Il est l'auteur de 9 livres, dont le dernier, “Les dirigeants face à l'information" paru aux éditions DeBoeck en novembre 2017, qui était l’objet de la conférence, en répondant aux questions suivantes : Quels rapports les dirigeants des grandes entreprises entretiennent-ils avec l’information ? Comment la traitent-ils ? Quel usage en font-ils ?

L’origine de cet ouvrage est liée à l’ADBS. Anne-Marie Libman et Véronique Mesguish, anciennes co-présidentes de l’ADBS ont suggéré la publication du livre dans collection “Information et Stratégie” des éditions de Boeck, dirigée par Ghislaine Chartron, Professeur au CNAM et Stéphane Cottin :

http://www.deboecksuperieur.com/ouvrage/9782807302259-les-dirigeants-face-l-information


Compte-rendu de la conférence

La naissance du livre suit la thèse en sciences de gestion (https://www.theses.fr/2011PA020017) soutenue par Pascal Junghans en 2011.

Pour cette thèse, il a tout d’abord effectué une revue de littérature sur le sujet des sciences de l'information et dirigeants, étude complétée par un terrain constitué d’entretiens avec 26 dirigeants de grandes entreprises, réalisés entre 2006 et 2009. Il peut être compliqué d'aller voir dirigeants de ces grandes entreprises pour les interroger sur leur rapport avec l'information, mais le passé de journaliste de Mr Junghans lui a permis de franchir les barrières.

Pourquoi avoir choisi ce sujet pour une thèse ? Parce que la question des rapports des dirigeants avec info n'est pas résolue par la recherche, puisque les chercheurs n'ont pas accès aux dirigeants, le seul travail sur le sujet ayant été réalisé par Anne Lauvergeon avec Jean-Luc Delpeuch
(http://www.sudoc.abes.fr/xslt/DB=2.1//SRCH?IKT=12&TRM=001237748)

Le but de ces entretiens était d’établir le rapport de dirigeants avec l’information, c’est-à-dire ce qui se passe dans leur cerveau, et qui est donc difficile à percevoir, d'autant qu'ils refusent d'en parler. C’est pourtant une question importante, et les opinions des chercheurs sont aujourd’hui partagées pour savoir si l’info permet ou non la décision. Comment les dirigeants intègrent-ils l'information qui leur permet d'améliorer leur prise de décision ? Et en conséquence, comment doit-elle être fournie aux dirigeants par les professionnels de l'information pour leur permettre de prendre des décisions ?

Pour la création du livre, Mr Junghans a dû transformer le langage "thèse" en français, ce qui a nécessité un travail de réécriture, et qui a été complété par un travail suggéré par Ghislaine Chartron (directrice de la collection et Professeur titulaire de la chaire d'ingénierie documentaire du CNAM) concernant les rapports avec le virtuel et les réseaux sociaux de patrons de PME. En effet, le terrain de la thèse avait été réalisé entre 2006 et 2009  auprès de patrons qui, à 55-60 ans, ignoraient les réseaux sociaux. Le rapport à l'information du “grand chef” étant différent de celui des N-1 (directeurs financiers, stratégie ou DRH) et face à la difficulté de trouver des interlocuteurs pour ce terrain complémentaire, Mr Junghans a réalisé des entretiens avec patrons de PME plus jeunes, qui ont été intégrés dans un chapitre supplémentaire dans le livre par rapport à la thèse, qui a été mise à jour et étoffée entre 2011 et 2017.

Dans sa conférence Mr Junghans a abordé les points suivants :
• Qu’est-ce qu’un dirigeant ?
• Les sources d’information traditionnelles suffisent-elles ?
• L’échec de l’organisation
• Le dirigeant lance ses recherches
• Comment traite-t-il l’information acquise ?
• Comment dit-il demain ?
• Les principaux enseignements théoriques et pratique de sa recherche.

 

♦ Le premier enseignement à retirer des entretiens est la nécessité de l’information exprimée par les dirigeants.
Cette nécessité est liée à 3 rôles :
- d’une part pour le rôle politique du dirigeant, par rapport à la gestion de l’entreprise et du personnel,
- pour le lien avec les actionnaires,
- pour l’objectif essentiel de penser l'entreprise à long terme (à 20 ans ou plus).

 

Quelles sont les sources d'information utilisées par ces dirigeants ?

  • Tout d’abord, des sources traditionnelles : les médias avec la presse papier traditionnelle (surtout des quotidiens), un peu de radio mais pas du tout de télévision ou (à l'époque) de réseaux sociaux. Il s’agit d’une information qualifiée (même si les dirigeants peuvent mépriser les journalistes). Ils reconnaissent le travail autour de l'information : ils savent que l’information doit être recueillie, traitée... que ce n'est pas gratuit et ne tombe pas du ciel. Les journaux sont aussi complétés par des revues de presse.

  • Ces sources externes sont confrontées aux informations en provenance de l'organisation : des notes, rapports ou budgets... avec un flux de base (en provenance des ventes, du service de gestion du personnel..), flux financiers (en provenance de la comptabilité) et prévisionnels. Cette information doit être fiable, absorbable mais exhaustive. Cela représente une quantité importante d'information, donc les dirigeants la soumettent à des filtres, le reste de l'info n’étant diffusée que jusqu’aux N-1. Pour résoudre ce paradoxe, les dirigeants organisent des réunions pour combler les manques. Cette information est aussi complexe et elle doit être triée.

  • Dans ces entreprises, les professionnels de l'information ont un rôle particulier : aucun dirigeant n'a de contact direct avec les professionnels, mais 30% disent faire appel aux professionnels (par intermédiaire chef de cabinet) pour la constitution de dossiers sur sujets particuliers. Pour 70% d’entre eux, ils ne s'adressent pas directement aux spécialistes de l’information, mais ils ont déjà fait des demandes sans savoir que ce sont les professionnels de l'information qui fournissent les renseignements recherchés. Les dirigeants sont aussi utilisateurs des outils de knowledge management. A ce sujet, Mr Junghans a constaté une différence concernant l’utilisation des outils et professionnels de l'information entre les entreprises françaises et les filiales d’entreprises anglo-saxonnes, qui font plus souvent appel aux professionnels de l'info.

 

♦ Le deuxième constat à tirer de cette étude est l’échec de l'organisation sur traitement de l'information, dont les résultats ne conviennent pas aux dirigeants. Les informations fournies sont surtout de type “rétroviseur”, alors que les dirigeants ont besoin d'informations prospectives. Le dirigeant a besoin d'information systémique globale, alors que l’information qui lui parvient est “saucissonnée” (par client, par secteur...).
De plus, la coalition qui se forme et qui porte les valeurs de l'entreprise efface tout ce qui n'est pas dans les valeurs de l'entreprise, le résultat est une information biaisée à laquelle les dirigeants veulent échapper. S’y ajoutent les coupes sombres dans tous les services qui ne sont pas directement productifs avec le lean management, qui supprime le management intermédiaire qui a aussi pour tôle de  traiter l'information.

Le dirigeant fait donc face à des manques :

  • Tout d’abord, il n'a pas besoin d'information quotidienne mais d’information stratégique des événements importants (comme le lancement produit…) donc non répétitive.

  • D’autre part, il a besoin d'information de première main donc non filtrée par une chaîne hiérarchique, ce que l'organisation ne permet pas.

  • Enfin, il a besoin d’informations stimulus, qui sont l' “eurêka”, le déclencheur qui donne du sens au reste d l'information.

Les dirigeants pallient ces manques par :

  • Des voyages dans l'entreprise (à la cantine, voyages qui peuvent être l’occasion dans une entreprise de BTP d’une discussion avec le grutier, qui a des trucs et astuces pour faciliter son travail...) ou des réunions avec les organisations syndicales... afin de "sentir" l'entreprise ou pour entendre les potins et les rumeurs et enfin pour vérifier l’information fournie par l'organisation.

  • Les réseaux externes (professionnels ou personnels) : les amis, les associations d’anciens (exemple : ENA ou Polytechnique), les anciens cabinets professionnels, le "dîner du siècle" mensuel ou le forum de DAVOS... à la fois pour vérifier l’information et pour détecter des signaux faibles.

  • Les réseaux sociaux, vus uniquement à travers yeux de quelques patrons de PME. Cette information est acquise à un coût moindre (en temps) par rapport aux autres réseaux (comme les réunions d'anciens...). On pourrait émettre l’hypothèse qu’en utilisant les réseaux sociaux, les dirigeants se cantonnent aux mêmes sphères d’information qu’en dehors du numérique, mais en fait ces dirigeants ont une stratégie de recherche d’avis divergents lors de leurs prises de contact. Les dirigeants mettent en place des filtres pour éviter d'être submergés, ils sont aussi soucieux de curation. Parmi les quatre dirigeants de PME rencontrés se trouvait un patron de start-up californienne, pour qui le monde virtuel permet d'accéder au monde réel : quand l’un de ses "amis" partage une information intéressante, il cherche à rencontrer cette personne et lui fait une demande de rendez-vous.

 

♦ Comment les dirigeants traitent-ils cette masse d'information ?

> Il peut y avoir d’abord un traitement collectif. Quelques exemples :

  • L'Oréal : le fondateur voulait dès les années 1920 obtenir de l’information et la traiter de manière structurée, il avait donc créé une “salle des confrontations” dans laquelle il convoquait 50 cadres "intéressants" qui avaient reçu sur leur bureau une ampoule rouge. Quand une question se posait, les 50 cadres devaient quitter leur bureau pour aller dans salle des confrontations afin de discuter collectivement de l'information. Cette démarche subsiste encore aujourd'hui (sur le mode de la vidéoconférence) avec 100 dirigeants. On y trouvait aussi une salle des panoramas avec un groupe de travail plus large pour réfléchir collectivement à la stratégie.

  • General Electric : cette entreprise utilise une méthode de "barbotage" lors de réunions pour discuter, tout rang confondu, de l'information tout en s'interdisant de parvenir à une conclusion immédiate, puisqu’à terme, le patron va décider.

> Dans un deuxième temps, le patron fait un traitement individuel de l'information d'après l’information collective évoquée plus haut ainsi que d’après l’information qu'il a recueillie personnellement.

  • Or, suivant la citation de Simon & March en 1958, il n’est pas possible de prendre en compte toute l’information pour prendre une décision rationnelle, on élimine ce qui ne rentre pas dans son propre schéma de référence, ce qui revient à parler d’une rationalité limitée.

  • De plus, les dirigeants subissent des biais cognitifs. Tversky & Kahneman évoquent une réalité ignorée, Kiesler & Sproull une réalité déformée. Les managers favorisent l’information déjà acquise et minimisent, voire ignorent, les signaux faibles qui remettent en cause leurs certitudes. Weick parle quant à lui d’une réalité recréée : l’information est reconstruite, les impressions sont plus importantes que l’information elle-même, les dirigeants construisent une réalité d'après leurs perceptions.

Pour le professionnel de l’information, cela veut dire que quand il fournit un rapport à un dirigeant, son cerveau n’est pas neutre, l’information n’est info pas reçue de manière rationnelle.

 

♦ Comment dire, comment penser demain pour un dirigeant ?

Tous les patrons interrogés laissent une place à l’irrationnel et à l’intuition. Piaget montre d’ailleurs que les vies affective et cognitive sont indissociables.

Mais ces dirigeants font aussi appel à des outils de prospective avec la lecture de rapports, la sollicitation d’entreprises d'intelligence économique ou de professionnels de l'information... Les systèmes de traitement de l’information sont d’ailleurs de plus en plus précis et humains, ils sont plus fluides aujourd'hui que pendant les années 50 où le traitement était plus mécanique.

"Penser demain" revient à prophétiser. Michel Pebereau (de BNP Paribas) rédigeait une chronique de science-fiction chaque semaine (avec la critique de 3 livres), ce qui lui permettait de prendre du recul et de se projeter dans l'avenir. Deux autres patrons lisaient de la fantasy et de la science-fiction avec un même but : s'affranchir des réalités du quotidien.

 

♦ Quels sont les principaux enseignements de la recherche ?

  • Au point de vue théorique, Mr Junghans a élaboré les concept de “bain d'information”, qui évoque la trop grande abondance d’information, mais aussi le refus des dirigeants de faire des coupes, ainsi que d’appropriation de l'information, avec la régulation autonome et conjointe et la perspective psycho-cognitive.
  • Au point de vue pratique, à l'échelle des 20 prochaines années, il est difficile des se projeter pour savoir quels nouveaux outils seront utilisés pour acquérir et traiter l'information, et quel sera le rôle des futurs professionnels de l'information.  

Pour Mr Junghans, s’ouvre un boulevard pour les professionnels de l'info, à condition qu’ils s’adaptent pour fournir une information adaptée aux besoins des dirigeants et pour montrer qu’ils permettent de lutter contre la surabondance de l’information et l’incertitude.

 

 

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