Portrait de pro : Bertrand Sajus

Emploi

"Le web social n’a pas été imposé de l’extérieur à la communauté ID. Ce sont les professionnels qui ont capté les innovations et les ont utilisées dans leurs organisations, souvent en position d’initiateurs."


Bertrand Sajus, chargé d'études documentaires,  exerce actuellement des fonctions de veille au ministère de la Culture et de la Communication. Il a coordonné, dans le dernier numéro (2009-1) de la revue Documentaliste - Sciences de l'information, le dossier « Web 2.0 et information-documentation : évolution ou révolution ? », un thème qui sera repris lors d'une journée d'étude le 7 juin prochain.
 

L'expression « web 2.0 » s'est banalisée mais cache pourtant une rupture due à l'explosion de la bulle Internet. Comment les professionnels de l'ID ont-ils intégré cette vague 2.0 ?

La vague 2.0 n'a pas surpris - et encore moins déstabilisé - la communauté ID. Cette situation s'explique par le fait que, depuis une quinzaine d'années, les professionnels de l'ID ont été plongés dans l'Internet, dès leur période de formation initiale, comme dans un environnement naturel et central, un « biotope ». Sur ce plan, les écoles professionnelles ont joué un rôle décisif. Or, dès l'époque du web 1.0, ce qui intéressait le plus ces professionnels, c'était l'aspect social, les usages non seulement individuels mais surtout collectifs (les forums, les mailing lists, etc.). Le web 2.0 est donc apparu comme une augmentation des potentialités sociales de leur univers quotidien et non comme la remise en cause d'une représentation figée de l'internet.

Voilà pourquoi on observe une bonne réactivité aux innovations du web social, même si celles-ci sont très diversement intégrées dans les pratiques quotidiennes. Cette diversité est inhérente au principe du 2.0 : la multiplication des outils librement accessibles et le pullulement des usages offrent un paysage très varié. Dans tous les cas, le web social n'a pas été imposé de l'extérieur à la communauté ID. Ce sont les professionnels qui ont capté les innovations et les ont utilisées dans leurs organisations, souvent en position d'initiateurs. C'est là peut-être qu'il y a rupture. Car cette position d'initiateurs d'usages est aux antipodes de celle de la décennie 1970-1980 au cours de laquelle les choix d'outillage informatique lourds s'imposaient d'une manière verticale, en excluant toute créativité des usages.
 

Quelles conséquences a eues le web social sur les processus documentaires ?

Le modèle taylorien de la chaîne documentaire, qui connu son apogée dans les années 1970-1980, a subi une première phase d'érosion sous l'effet du web 1.0. Mais le web social remet radicalement en cause les principes mêmes de ce processus linéaire, conçu par et pour le centre de documentation traditionnel. Aujourd'hui, dans le champ de l'ID, il ne s'agit plus tant de produire (infobésité) que de filtrer, de valider intelligemment et d'interagir avec les bonnes personnes au moment opportun. La tendance est donc nettement au fonctionnement en mode projet, aux processus adaptatifs courts, à l'interaction souple avec des utilisateurs-acteurs eux-mêmes réunis en réseaux.
 

En quoi les outils du web 2.0 peuvent-ils renouveler et féconder les pratiques documentaires ?

Les outils du web 2.0 sont nés de la culture Internet. Ils ne sont pas des adaptations techniques d'outils plus anciens, comme par exemple, les interfaces web des bases de données conçues pour le web dans les années quatre-vingt-dix. Ils supposent l'existence d'une population déjà acquise au mode de fonctionnement en réseau numérique. Ces outils se caractérisent par leur modularité, leur hybridité et l'infinité des usages qu'ils suscitent. Cette fécondité submerge toute tentative de formalisation excessive. Il n'y aura peut-être jamais de retour à l'ordre des pratiques documentaires. L'avenir est plus probablement tourné vers les « affinités électives » des communautés de personnes qui se plaisent à échanger et à travailler ensemble. C'est la séduction et le ludique qui polariseront les énergies. Cet hédonisme, ce « spontanéisme » apparents n'annihilent pas les bonnes pratiques, l'organisation ni la régulation. C'est l'enjeu de ce qu'on cherche aujourd'hui à tâtons à travers les « gouvernances ».
 

Quelles responsabilités nouvelles ces évolutions impliquent-elles pour les documentalistes qui leur permettront d'affirmer la nécessité de leur intermédiation ?

L'ère de l'Internet, dit-on, est à la désintermédiation. Certes, de nombreuses médiations traditionnelles sont violemment remises en cause par le numérique. Sur ce point, il faut souligner que depuis les années quatre-vingt-dix, par delà leurs états d'âme identitaires, les professionnels de l'ID ont plutôt bien anticipé la vague, comparés à d'autres communautés professionnelles. L'ADBS, notamment, a servi de lieu d'alerte, d'expression et de reformulation. Mais la disparition d'une médiation creuse un vide qui appelle la naissance d'une nouvelle médiation, car la vie sociale est par nature médiatrice.

La difficulté aujourd'hui, avec le numérique, c'est que la substance même de la médiation change. Elle se dématérialise. Plus exactement, elle nous oblige à repenser en profondeur nos rapports au temps, à l'espace, à la matière et les représentations sociales qui s'ensuivent. Dans le champ de l'ID, pour ne citer qu'elle, la question de la pérennisation de l'information, celle du rapport antagoniste entre flux et permanence, celle du repère, de la référence stable, va assurément générer de nouvelles activités humaines. Ceux qui s'imaginent que le problème est purement technique se trompent. Il y a là comme ailleurs le germe de nouvelles médiations. Mais nous ne sommes qu'au début d'une histoire !
 


Rédigé par ADBS
Publication le 30 mars 2009 - Mise à jour le 31 mars 2009